Les étapes de l'apprentissage

Au travers de cet inventaire d'interfaces dont on doit disposer pour orthographier le français, il devient évident que la complexité de l'orthographe ne réside pas tant dans les règles de transcription que dans la structure même de la langue. Sa complexité rejaillit sur l'orthographe mais, la réelle difficulté d'apprentissage est dans la langue et non dans son écriture. Il apparait que l'apprentissage de l'orthographe est soumis aux autres apprentissages langagiers. Cette soumission implique que compétence orthographique et compétence linguistique se développent en parallèle. Il convient à présent d'indiquer dans quel ordre ces interfaces se mettent en place. Le bref exposé qui suit se limite aux aspects individuels de l'acquisition de l'orthographe. Soulignons cependant ici que l'acquisition de l'orthographe est, comme les autres apprentissages, le fait d'une interaction sociale() et le fait d'envisager les aspects individuels de l'acquisition ne réduit en rien la composante collective.

L'acquisition de l'orthographe se caractérise donc par le développement de diverses interfaces. Une façon de rendre compte de l'échec ou de la réussite de l'apprentissage est de repérer l'existence de telle ou telle interface, et surtout d'en évaluer la qualité. Mais pour qu'il y ait interface, encore faut-il qu'il y ait, de part et d'autre, deux entités à relier. Si l'interface relie une réalité graphique aux concepts linguistiques représentés par cette réalité,  il convient de ne jamais oublier que la réalité graphique s'impose aux apprenants (dans les textes lus par exemple) alors que les concepts linguistiques eux sont à acquérir. L'orthographe a une face matérielle signifiante et une face immatérielle sémantique (). Et la constitution des interfaces métagraphiques est la conséquence de la conceptualisation de divers types de signes graphiques qui intervient de manière progressive. Les premières étapes de l'acquisition ne concernent pas directement les missions du cycle III. Il est indispensable cependant de replacer celles-ci dans un contexte plus général.

La première étape de l'acquisition est une prise de conscience de la fonction de l'écriture qui est de transcrire du sens au même titre que les autres pratiques graphiques, le dessin par exemple. La difficulté de conceptualisation provient notamment de l'aspect arbitraire des formes des lettres qui n'entretiennent aucune ressemblance avec la réalité qu'elles décrivent. Dès lors que le sens se manifeste au travers de  l'écriture pourront s'enclencher les processus d'analyse de la chaine orale comme celle de la chaine écrite dans le but de parvenir à inscrire le sens dans l'espace graphique. Cette inscription fait peu à peu l'objet d'une stabilisation graphique autant que sémantique. L'apprenant parvient peu à peu à circonscrire le contenu de son message ainsi que la forme qu'il lui donne. Ses premières tentatives montrent un message graphiquement très limité mais dont le contenu sémantique est on ne peut plus riche et fluctuant. La réduction et la stabilisation du message tant dans sa forme graphique que dans sa transposition orale indique une prise de conscience d'une certaine univocité entre les deux formes d'expression écrite et orale. L'apprenant entre dans une phase logographique. La logographie désigne une forme d'écriture de mots (). L'enfant qui entre dans cette phase ne décompose pas les énoncés selon des unités inférieures au mot. Sa conscience segmentale est balbutiante. La syllabe, et moins encore le phonème, ne sont des concepts ancrés dans sa compétence. Une chaine de lettres suffit alors à représenter le mot tout entier. Cette chaine est fréquemment composée d'éléments provenant de la forme normée du mot. L'écriture du prénom en fournit un  exemple. Son initiale est fréquemment intégrée à la production de l'enfant et est accompagnée de quelques autres lettres. Cette représentation du mot par quelques unes de ses lettres se modifie peu à peu et la graphie se complète. La prise de conscience que chaque mot à une signature graphique particulière indique que l'enfant donne à la lettre une valeur spécifique qui évolue dans le temps. La lettre est d'abord un dessin, puis transcrit une phrase ou un mot. Avec l'émergence de la conscience logographique, la lettre tend à prendre sa place dans le mot comme l’élément d'un puzzle. La signature visuelle du mot est alors déterminante. Le même mot écrit selon dans un style graphique différent de l'habitude peu fort bien ne pas être reconnu. En grande section de maternelle, on voit fréquemment des enfants butter en lecture sur des détails graphiques totalement insignifiants par ailleurs, telle une boucle dont la forme diffère ou tout autre stigmate qui font la particularité d'une écriture manuscrite. Le stock de mots dont dispose effectivement les enfants à ce stade de l'apprentissage est encore très limité.

L'étape suivante de l'acquisition fait émerger l'interface phonographique. L'enfant prend conscience de la correspondance qui existe entre les lettres et les sons de la langue. La lettre comme représentant du phonème constitue un support visuel pour l'analyse segmentale de la chaine orale. Par exemple, un enfant nommé Florian est capable d'affirmer qu'on entend le son [a] dans son prénom puisqu'il contient graphiquement la lettre A. Cette prise de conscience de la valeur des lettres a des conséquences sur l'orthographe produite. Les lettres ne sont plus le représentant du mot, mais le représentant d'un de ses segments seulement. La productivité s'accroit alors puisque l'enfant dispose, avec un stock limité de correspondances phono-graphiques, de la capacité à écrire de nombreux mots. L'interface phonographique se construisant, l'interface logographique s'affine. La capacité d'analyse graphique permet dassocier au mot un ensemble graphique structuré qui remplace un ensemble informel de lettres. Le repérage de la distribution des lettres dans le mot fait émerger des régularités. Des séquences graphiques s'inscrivent donc dans la représentation des mots  que construit l'apprenant. Le phonogramme s'intègre à un ensemble plus vaste ce qui permet de résoudre nombre de difficultés attenantes à la polyvalence des lettres dans la transcription des phonèmes. L'entrée dans le cycle III est conditionnée par la maitrise par l'apprenant du principe phonographique. Cela ne signifie nullement que toutes ses subtilités soient connus. Il appartient donc aux enseignants du cycle III de participer à l'affinement de l'interface phonographique.

De fait une forte interaction existe entre le développement de l'interface logographique et l'interface phonographique. Si la mise en place de l'interface phonographique est favorisée par la capacité logographique, la réciproque est vraie aussi. En aval de l'acquisition phonographique, une nouvelle phase logographique s'installe. Elle s'observe en particulier en lecture. Essentiellement phonémique à l'origine, c'est-à-dire constituée d'une chaine de sons, la représentation des mots s'enrichit progressivement d'indices graphiques. Les lecteurs les plus rapides parviennent à une reconnaissance globale du mot qui s'abstrait du décodage pas à pas de la chaine phonographique. Deux mécanismes entrent en concurrence lors de la lecture : un décodage global du mot qui permet d'en retrouver la forme orale et un décodage par assemblage de phonèmes qui autorise la lecture de toutes les formes graphiques possibles. Les mots les plus fréquents sont assurément décodés selon un mode global et les plus rares ou les inconnus selon le mode d'assemblage grapho-phonétique.

L'acquisition de la  morphographie vient ensuite. Les marques du nombre constituent la première étape de la morphographie. C'est aussi le plus petit dénominateur commun entre tous les usagers. Les interprétations que les enfants donnent à propos des lettres à valeur zéro () indiquent que, en lecture, les enfants repèrent tous ou presque les marques du nombre. Les notions de genre, de temps et de personne sont beaucoup moins bien décodées. L'étude de ces marques est encore au programme du collège. Leur maitrise ne peut donc être exigée pour tous les enfants à la fin des cycles primaires. Il n'en demeure pas moins qu'un certain travail les concernant peut et doit être réalisé.

Un élève en échec d'apprentissage de l'orthographe se caractérise par une maitrise toute relative des relations phono-graphiques et par une limitation de l'interface morphographique aux seules marques du pluriel. Le développement d'une capacité morphographique lexicale et grammaticale va de pair avec un travail approfondi en grammaire et en vocabulaire. Il convient que l'enseignant n'oublie pas que l'orthographe transcrit la langue et ne peut être comprise que grâce à un travail métalinguistique important. Une fois encore il est vain de penser faire acquérir l'orthographe si les structures linguistiques sous-jacentes ne sont pas acquises. La conséquence pédagogique la plus évidente est que moins de temps doit être consacrée à l'orthographe (grammaticale ou lexicale) et plus de temps doit être attribué à l'étude de la langue dans les textes.

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