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Petite histoire de la négociation graphique

Auteur
[Jean-Pierre SAUTOT]
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Mise à jour
dimanche 27 août 2017

La négociation graphique, comme activité scolaire d’apprentissage, s’inscrit dans une évolution didactique. Son émergence dans l’enseignement-apprentissage de l’orthographe est conjointe à une modification du "rapport au savoir" (Charlot, 1997) orthographique, rapport compris comme une relation de sens (au pluriel) entre le code orthographique et ses usagers (scripteur, élève ou enseignant) (Sautot, 2000). Cette relation peut se décliner en :

- Une relation au code lui-même en tant que système d'écriture. Ce fait référence à la compréhension du système et à la capacité d’en user.

- Une relation à la charge culturelle de l'orthographe. Cela fait référence aux représentations sociales.

- Une relation à son enseignement-apprentissage. Cela fait référence aux pratiques pédagogiques et éducatives mises en œuvre et vécues diversement selon que l’on est élève ou enseignant.

Les relations de sens au savoir orthographique évoluent chez les individus, mais aussi et sans doute d’abord dans le champ de la recherche. L’émergence de la négociation graphique se lit donc dans l’évolution de la didactique du français et plus particulièrement dans celle de l’orthographe. La Revue Repères de l’Institut National de la Recherche Pédagogique (aujourd’hui Institut Français d’Éducation) a accompagné cette évolution et offre un corpus d’articles qui la montre. C’est dans la relation à l’enseignement apprentissage mais aussi dans la relation au code que les avancées didactiques sont les plus manifestes.

Ainsi, le Plan de rénovation de l'enseignement du français (version intégrale 1971) indique que : "A l'expérience, il apparait que c'est surtout en se corrigeant, et par une organisation méthodique de la réflexion collective sur ses textes et sur ceux de ses camarades, que l'enfant parvient à maitriser sa langue écrite et à perfectionner son style. Le maitre peut donc, en partant d'un texte d'élève, et après une mise au point collective de l'orthographe, engager la classe à une critique constructive conjointe de la forme et du sens. " Les enseignants sont donc invités à mener en classe des réflexions collectives sur les textes. Il s’agit là d’injonction concernant les structures textuelles où l’orthographe est minimisée. Les bases d’une activité collective à propos du texte et de sa mise en forme sont néanmoins posées.

Les prémisses de la négociation graphique sont donc là mais les obstacles à sa mise en œuvre vont s’avérer assez résistants, puisqu’il faudra vingt ans pour qu’émerge ce type d’activité.

 

La prédominance du code

Un obstacle majeur à un développement plus efficace est l’émergence d’un intérêt pour les travaux de Thimonnier (1967) qui colore l'orthographe d'une aura de scientificité absolue et dont les transpositions ont exercé une certaine séduction pédagogique, notamment en prônant une analyse du matériau graphique - aspect précurseur de l’Observation Réfléchie de la Langue - et en prétendant décrire un ensemble stable mais copieux de règles enseignables. Pour autant la centration sur le code et la transposition d’un savoir savant sur l’orthographe opérée sans trop de précautions psycho-pédagogiques conduit à une impasse relativement similaire à une pédagogie basée sur le Bled.

La présence dans la littérature didactique de l'échelle Dubois-Buyse constitue un second obstacle. Non pas qu’il soit malsain de fonder une pédagogie de l’orthographe sur les unités graphiques les plus fréquentes ! Cet usage centre cependant l’activité de l’enseignant sur le code au détriment de l’activité de l’apprenant. En cela l’usage fait de l’échelle de fréquence commet la même erreur que la pédagogie « Thimonnier » : le code, rien que le code, comme si la norme orthographique pouvait être ingurgitée (incorporée dirait Bourdieu) sans qu’une activité du sujet permette la constitution d’un habitus orthographique qui structurerait son activité future. En d’autres termes, la didactique de l’orthographe, dans les années soixante-dix, fait encore l’impasse du sujet dans l’acquisition.

Au cours du travail sur le Plan de rénovation, ce sont d’abord les tâches proposées qui sont questionnées par la didactique, et à la première d’entre elles, la dictée. Ainsi il est affirmé que "la dictée n'est pas un moyen d'acquisition" (Repères n°5 juin 1970, page 31) en même temps que la question du sujet apprenant est posée par la recherche "d’une pédagogie de l'intérêt " (Méresse, 1970). Il y a donc comme une friction entre une propension à partir d’un code jugé immuable et justifiant des règles plus ou moins pertinentes, et la remise en cause d’une tradition pédagogique normative basée sur la dictée et l’enseignement-apprentissage des règles. L’invention de la "dictée dialoguée" et de la "dictée zéro faute" montrera que la situation de dictée peut être productive en apprentissage. Mais il faudra que la sociolinguistique et la psycholinguistique émergent dans ce champ didactique pour surmonter le double obstacle d’un code posé comme premier et d’une activité jugée incontournable.

L'émergence du social et du psychologique

Dans la revue Repères (Institut Nationale de la Recherche Pédagogique, puis Institut Française de l'Éducation), les premières recherches sur la mise en relation de la production des erreurs avec le milieu socioculturel d'origine sont dues à Gruaz (1978). Il s’agit à terme "d’envisager un enseignement minimaliste et évolutif" (Gruaz, 1979) de l’orthographe. Sont ainsi posées les bases d’une différenciation pédagogique que Jaffré (1979) corrobore en cherchant à "noter les réflexions qui pouvaient naitre d'une situation de classe au cours de laquelle le rôle du maitre était aussi peu contraignant que possible". De fait, le code et l’enseignant sont remisés au second plan de la préoccupation didactique quand l’élève est placé au premier plan.

Cette modification de la perspective didactique induit, malgré une absence de réflexion sur l'exercice de la dictée, une réflexion d’ordre psycho-pédagogique. Ainsi Angoujard (1983) pose qu’il convient "d’aider l'élève à acquérir une maitrise du système" et qu’une "découverte explicite" doit être mise en œuvre. Ces conditions de l’acquisition questionne donc le comportement des enseignants. Le numéro 75 de Repères (1988) fait état du souci de prendre en compte les stratégies des élèves, souci réaffirmer par Ducancel (1988) sous la forme de résolution de problèmes. Ainsi, "la résolution de problèmes orthographiques fait partie de l'apprentissage d'une pratique autonome de la production de texte" (Sandon, 1988). On entre alors dans un aménagement de la situation pédagogique sans évitement du problème linguistique.

Les bases de la négociation graphique sont posées.

La négociation graphique

Le terme de négociation graphique est dû à l'équipe de l'IUFM de Dijon. La négociation graphique est une activité méta-linguistique, c’est-à-dire une activité de réflexion sur le langage impliquant la conscience que le sujet a de ses connaissances sur le langage (Haas, 1999, citant Gombert, 1990) en l'occurrence de ses connaissances sur le système d'écriture et des interfaces de ce système avec les sous systèmes de la langue (phonétique, lexique, syntaxe...)(Bousquet, 1999).

Trois dispositifs servent de base aux diverses activités de négociation graphique mises en œuvre dans les classes : une dictée aménagée, des ateliers d'échanges entre élèves, une discussion sur une phrase écrite au tableau. Actuellement, des dispositifs émergent encore, qui ne semblent pas apporter de changements notables dans la négociation graphique. Il serait un peu fastidieux de les citer tous ici. Les principaux dispositifs sont :

- la dictée dialoguée (Arabyan, 1990) ;

- la dictée sans faute (Angoujard, 1994)1 ;

- l'atelier de négociation graphique (Haas, 1999) ;

- la phrase du jour (Cogis, 2005) ;

- la phrase dictée/donnée (Geoffre, 2013).

Preuve que le concept de « négociation graphique » fait son chemin, on observe ce fait pédagogique en dehors de tout dispositif institué. On surprend ainsi certains enseignants en flagrant délit de négociation graphique au détour de séances d’enseignement qui ne le prévoyaient pas. On a alors un temps de négociation au milieu d’une leçon normative (pour un exemple voir Lepoire & Sautot, 2008). Fait plus intéressant, ces pratiques sortent du cadre de l’école et apparaissent parfois dans le cadre de la formation pour adultes. Qu’il soit institué dans la classe ou pratiqué plus librement, le dispositif présente toujours des caractéristiques communes, et aussi, des divergences.

Les points communs entre les dispositifs :

La négociation étant verbale, l’instauration d'une "communauté discursive" (Bernié, 2002) autour de la recherche de solution du problème orthographique est nécessaire. Cette "perspective didactique, inspirée des travaux de Leontiev et Vygotski, est fondée sur la nécessité pour l'élève d'intérioriser des savoirs et outils élaborés hors de lui, dans l'histoire, et déposés dans la culture. Il y a alors nécessité à se doter d'un cadre permettant de cerner, de transposer à des fins diverses [...] les conditions sociales d'élaboration des savoirs" (Ibid.).

Le problème orthographique posé échappant au contexte cognitif des élèves, le but de la négociation, de la transaction didactique, nécessite que le contenu de cette transaction soit redéfini en permanence. De ce point de vue, les opérations de "mésogenèse" (CF. Sensevy 2007 par ex.) sont très actives. Le milieu cognitif, fait de concepts linguistiques et de matériaux graphiques est sans cesse questionné.

La résolution du problème s’organise dans le temps. La "chronogenèse" (Ibid.) présente des points obligés de passage :

- un temps où l’élève écrit seul ;

- un temps où l’élève réfléchit à la manière dont il peut écrire ;

- un temps où la communauté discute de la manière d'écrire.

Dans le questionnement du milieu, la "topogenèse" (Ibid.), ou distribution des rôles au sein de l’action didactique, fait la part belle à l’élève car la verbalisation de ses stratégies cognitives est valorisée au détriment d’une parole magistrale normative2, parole normative conclusive qui émerge toujours qu’elle soit le fait de l’enseignant ou de l’élève.

Les divergences entre les dispositifs :

La communauté discursive étant construite, les rôles de chacun, professeur et différents élèves, est variable. La "dictée dialoguée", par exemple, organise un échange professeur-élève, quand "l’atelier de négociation" favorise l’interaction des élèves entre eux.

La chronogenèse des savoirs varie. D’abord parce que chaque dispositif organise les trois temps du déroulement de manière particulière. Ensuite parce que chacun nécessite un temps d’appropriation du dispositif lui-même. Puis parce que chaque problème orthographique se résout plus ou moins aisément. Enfin parce que l’acquisition demande de l’entrainement... Selon le dispositif, l’age des élèves et la nature des problèmes, le dispositif est subtilement reconfiguré.

L’intérêt pédagogique et didactique semble peu discutable. D’abord parce qu’il s’agit d’un dispositif tout public, utilisable tôt3 et dans des situations diverses. Sa productivité est intéressante, notamment sur le plan des apprentissages linguistiques. Le plus intéressant réside cependant dans la construction d’un rapport à l’orthographe adéquat, loin des dogmatismes culturels les plus fréquents à ce propos. L’intérêt est donc d’abord sociologique, ce qui fait de la négociation graphique une activité de sociolinguistique appliquée.

Une activité sociale normative

Si l’on considère la re-construction de la norme orthographique en classe, on peut considérer la négociation graphique comme une "activité sociale normative" (Fritsch, 1992). Fritsch indique notamment que la norme est un produit de l'activité sociale. Elle résulte d'un travail d'énonciation de règles et de leurs contextes d'application. C'est aussi la résultante d’une activité de légitimation par une instance elle-même légitime ce qui implique qu'il y a une concertation au sein de cette instance (pour une description : Fritsch, 1992). Une fois instituée, la norme devient un outil de régulation de l'activité. "Les normes définissent le comportement approprié, au niveau des usages, ou la conduite requise [..] ; elles impliquent donc l’existence de principes plus généraux à la lumière desquels leurs prescriptions et leurs interdits peuvent être légitimés. C’est à ces principes qu’on tend à donner [...] le nom de valeurs" (Chazel, 2003). Ainsi la règle établit comme critère de référence de l'action les prescriptions techniques à respecter dans la fabrication d'un produit qu'elle qu'en soit la nature. La norme a donc deux dimensions, une est sociale, l’autre est technique. L’orthographe n’échappe pas à la règle. Le cas est cependant complexe et la fossilisation historique donc culturelle de certains éléments du code et son enseignement ne contribue pas à simplifier le problème (pour quelques exemples hors l’orthographe voir Morel 2007). Il y a donc une double dimension sociale : au niveau de l’usage et au niveau des valeurs. Sautot (2000) a mis en évidence des postures normatives. L'attitude mentale dynamique nommée posture normative est la résultante de deux composantes de la compétence du lecteur : la compétence orthographique et une certaine disposition sociale relative à la norme. Cette disposition sociale renvoie en fait au niveau des valeurs cités ci-dessus. Dans cette acception, la compétence orthographique renvoie au niveau normatif, c’est-à-dire à une maitrise technique et à une capacité d’usage de cette maitrise.

La compétence orthographique, dans sa dimension technique, gère un ensemble de formes graphiques au travers d'interfaces métagraphiques. "Le terme de métagraphique désigne […] l'ensemble des activités mentales destinées à comprendre et expliciter la raison d'être des traces graphiques" (Jaffré, 199 : 108). Ces interfaces sont reliées aux différents domaines linguistiques (phonologie, syntaxe, lexique …). De manière sommaire, on peut alors décrire la capacité technique des individus au travers des différentes interfaces mises en place. Un expert les possède toutes, un apprenti non. Le point de rupture essentiel dans la mise en place des interfaces se place au niveau de l'interface morphographique qui gère les divers types de morphogrammes (marques des catégories grammaticales, marques lexicales). Cela signifie que les élèves en difficulté d'apprentissage parviennent à maitriser le principe de l'accord en nombre et de ses marques les plus simples mais que les marques des autres catégories grammaticales résistent à ses analyses. Ainsi un pan entier du système orthographique apparait arbitraire et la sanction récurrente de l'orthographe par l'école forge une disposition particulière vis-à-vis du code. Cette disposition renvoie-t-elle à une capacité d’usage ou à l’importation - peu pertinente - de valeurs dans la gestion technique ? La disposition sociale relative à la norme orthographique ainsi construite est une autre composante de la compétence du scripteur. Dans la représentation qu’il en a, la norme orthographique est considérée soit comme une norme de prescription, donc comme une série d'injonctions positives destinées à réguler les usages, soit comme une norme de proscription destinée à faire respecter des interdits, les deux niveaux étant teintés de valeurs plus ou moins parasites4. Le croisement de ces composantes fait apparaitre différentes postures normatives, du dogmatisme à une tolérance plus ou moins objective de la variation. Ces différentes postures favorisent ou non l'acquisition de l'orthographe.

Les études récentes

Les études récentes montrent unebaisse de la performance en orthographe des élèves fréquentant lécole primaire. Cette baisse de la performance est à jauger à l'aune de la baisse des moyens mis en œuvre. En effet, en 80 ans la durée de l'enseignement affectée à l'étude de la langue a été plus ou moins divisée par deux. La question est donc bien de rendre les maitres et les élèves plus efficaces.

Manesse et Cogis (2007) montrent la dégradation des performances des élèves français d'une génération à l'autre, en construisant une comparaison d'avec la précédente enquête (Chervel & Manesse, 1989) mais en soulignant la capacité de progression des élèves au cours du curriculum scolaire.

Sautot (2010) montre sur un échantillon restreint et un temps court les capacités de progression des élèves quand l'apprentissage de traitement du problème orthographique est enseigné par la médiation de la négociation graphique 5,

Fisher et al. (2012) présentent « les résultats d’une expérimentation de la phrase dictée du jour et de la dictée zéro faute auprès de 15 classes de la 3e à la 6e année du primaire en contexte québécois (élèves de 8 à 12 ans). L’effet de ces pratiques sur la compétence orthographique des élèves s’avère significatif. Comparés aux résultats de l’enquête française de Manesse et Cogis (2007) chez des élèves du même âge, les élèves québécois progressent dans l’accord du verbe deux fois plus que leurs homologues français. Toutefois, des obstacles linguistiques demeurent présents pour certains verbes, alors que les facteurs explicatifs connus comme la fréquence de la forme, la variation orale ou le contexte syntaxique n’expliquent pas tout, ce qui ouvre la voie à un approfondissement des recherches dans ce domaine ». Ces auteures montrent aussi que la médiation métalinguistique de l'enseignant renforce l'efficacité des dispositifs.

1Une recherche action lancée par l'INRP en 1984 précède cette publication.

2Cela ne signifie pas que toute parole magistrale est normative.

3On trouve des dispositifs dès l’école maternelle. Voir Jaffré -1999.

4Par exemple, une valeur esthétique apparait dans la gestion des lettres muettes en fin de mot. Fréquemment, des enfants évoquent une complétude du mot ou une meilleur finition, sans autre argument linguistique. Il fait peu de doute que ces interprétations de lettres muettes soient transmises par des éducateurs, parents ou enseignants.

5Ce résultat est un produit de la recherche action sur l'Observation Réfléchie de la Langue – RAhORL – menée à l'IUFM de Lyon (Sautot & Lepoire-Duc, 2007 & 2010).

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